« Les temps durs font des gens durs », déclarait l’ancien dirigeant chinois Zhou Enlai. Alors l’histoire rouge sang de la Chine a enfanté des générations d’artistes engagés, comme Liu Bolin, né en 1973 dans la province du Shadong. C’est en se camouflant, à la manière d’un caméléon, dans des décors hautement symboliques qu’il rend visibles les rapports de domination entre l’individu et les pouvoirs politiques et économiques. Il est exposé actuellement à Paris, New York et Moscou, ce qui offre un bon prétexte à cet artiste discret pour lever son masque pictural en nous accordant un entretien en V. O.

La force de frappe du pouvoir chinois, Liu Bolin en a fait l’expérience en 2005 avec la destruction de son atelier (cf. diaporama ci-dessus) assortie d’une interdiction d’exposer dans son pays. L’ artiste exproprié a répondu par un bras d’honneur invisible au pouvoir en se photographiant prenant la pose peint en trompe-l’œil pour faire corps avec les ruines. Ce premier volet d’une longue série d’interventions (Hide in the City) pose les règles d’un mode opératoire inédit. Récusant les trucages de post-production numérique, le processus artisanal est méticuleux lors de chacune de ses performances in situ ou en studio : il faut parfois plus d’une dizaine d’heures pour que des assistants recouvrent l’artiste de peinture, du visage aux chaussures sans épargner son costume militaire col Mao. Sous le contrôle de l’œil précis de Liu Bolin et aidés par un retour image sur ordinateur portable ou I-Pad pour traquer les imprécisions dans la reproduction millimétrée des motifs, au pinceau.

Hide in the city – 36 – 2007 « Unify the Thought to Promote Education More » © Liu Bolin / courtesy galerie Paris-Beijing
Place Tian’anmen, murs tagués de propagande communiste, ruines de maisons expropriées : le choix du cadre des interventions est stratégique. En se laissant envahir par les décors et leur charge symbolique, l’artiste casse les perspectives pour en ouvrir de nouvelles. « Je documente notre monde à travers mon travail, je montre à quel point la société qui m’entoure change et évolue. Chaque œuvre d’art est nourrie par son environnement et en porte l’empreinte. S’il n’y avait pas un vide spirituel et culturel causé par le développement forcené de la Chine, mes installations photographiques n’auraient pas lieu d’être, et c’est bien pour cette raison que mes œuvres attirent l’attention. Ce n’est pas un hasard si mes œuvres sont apparues dans la Chine contemporaine. La pression sur la pensée et le développement économique sans limite sont l’essence de cette série photographique. Au départ je m’appuyais sur un pouvoir récalcitrant. Pourquoi mon destin était-il si douloureux ? Mais quand j’ai dépassé ce sentiment j’ai découvert que je n’étais pas tout seul, tous les gens autour de moi affrontaient les mêmes problèmes. La Chine fait face à une période délicate : avant elle n’avait rien et aujourd’hui elle a tout, la pensée et la réflexion sont rares, tout est encore à la phase initiale, chacun se sent en insécurité et cherche sa place dans la société. »
 La place de l’individu dans la Chine communiste, on la retrouve dans cet écrit de Li Yutang qui résume, en 1937, toute la puissance de l’œuvre contemporaine de Liu Bolin : « Nous avons tué “l’âme”, mais nous nous sommes créé des milliers de termes sociopolitiques (révolutionnaires, contre-révolutionnaires, bourgeois, capitalistes-impérialistes) qui tyrannisent nos pensées et nous avons créé des êtres comme la “classe”, le “destin” et “l’Etat”. Nous procédons logiquement pour transformer l’Etat en un monstre qui avalera l’individu. » C’est cet individu devenu aliment d’un Etat-ogre philanthropique que dépeint Liu Bolin à chacune de ses interventions.
Fièvre rouge
Artiste émergeant sur la scène internationale, Lui Bolin vit toujours à Pékin et n’a pas (encore ?) rejoint l’importante diaspora d’artistes chinois. C’est la raison pour laquelle il reste discret, préférant faire circuler ses œuvres plus que ses rares paroles. « J’ai toujours exprimé ma vision du monde à travers mon travail, parfois cela ne me demande aucune explication, une œuvre devrait parler d’elle-même, mais un artiste doit également expliquer son œuvre. Si l’on m’entend peu à propos de mon travail, c’est pour éviter les ennuis. »
Hide in the City – 18, 2006, The Laid-off Workers © Liu Bolin / courtesy galerie Paris-Beijing
Silencieuses, les compositions de Liu Bolin ciblent les faiblesses des individus – toujours solitaires même dans le collectif – et leur aptitude à subir sans se rebeller, participant eux-mêmes au système qui les écrase. Dans l’œuvre n°18 (2006), la rangée de chômeurs alignés façon exécution se fond dans les murs bicolores crasseux, marqués du slogan « La force essentielle qui dirige notre carrière est le Parti Communiste. » La critique amère du régime, on la retrouve dans les premières sculptures de l’artiste : des poings rouges – parfois tagués – qui frappent le sol devenu socle, des enfants embrigadés par des mains qui recouvrent les regards. Ou cette rangée poignante d’individus sans tête – corps rouges et costumes militaires de rigueur – qui s’aveuglent entre eux pour ne pas dévier de l’impasse dans laquelle ils se dirigent. « Notre culture écrase les pensées des gens pour réduire leur réflexion. J’explique ainsi cette œuvre : tu penses couvrir les yeux d’un autre, mais tu as toi-même les yeux masqués par un autre. Ce n’est pas uniquement dû au système social mais surtout au problème de la culture chinoise. »
Red Hand, 2008, Fiberglass © Liu Bolin / courtesy galerie Paris-Beijing
Le for intérieur rouge dénoncé par Liu Bolin, on le retrouve dans ses Hommes feuilles : « (Ils) consistent à faire disparaître les individus – par la peinture – dans des tournesols. Les individus sont alors réduits au même état : les tournesols ne peuvent grandir que grâce au soleil rouge. C’est une manière pour moi d’exprimer l’endoctrinement rouge et le lavage de cerveau qu’exerce la Chine sur son peuple. » Les jeux de mains et de regards ne sont pas absents des photographies de Liu Bolin. En témoigne l’unique série où les corps se confondent : l’artiste-peint est pris entre les mains fermes d’un policier. Regard droit et yeux ouverts, il n’a pas besoin d’être peint : son uniforme officiel recouvre à lui seul son identité dévouée au pouvoir.
Hide in the City – n°16 et 44, 2006 © Liu Bolin / courtesy galerie Paris-Beijing
Quant aux rares contacts entre les individus, Liu Bolin en révèle les tensions dans ces portraits où les corps fusionnent avec les drapeaux rouges lacérés graphiquement de la faucille et du marteau ou des étoiles jaunes de la Chine. Dans l’œuvre n°44 (2006), un individu embrigadé (sa tête est empreinte du logo du PC) étrangle sans difficulté un marginal (son corps, bien que recouvert de rouge, est placé en dehors du logo). Même idée pour ces portraits de familles où les générations se succèdent sans révolte apparente. Pourtant, dans l’œuvre n°54 (2007), un regard ouvert fixe droit l’objectif malgré la couche de peinture sur son visage. Il s’agit du cadet de la famille. Signe d’espoir ? « En réalité cet enfant ne voulait pas fermer ses yeux, et malgré mes efforts je ne pouvais pas le forcer. J’ai alors réalisé que je pouvais utiliser cet élément comme un symbole : garder les yeux ouverts peut représenter une nouvelle possibilité. Les enfants n’ont pas encore vécu assez longtemps dans cette société et n’ont pas encore été entièrement pollués par elle. Cela peut représenter, dans mon travail, la recherche d’un espoir dans l’avenir. »
Amnésie collective

L’espoir lié aux Jeux olympiques de 2008 à Pékin ? Très peu pour Liu Bolin qui en a profité pour se fondre dans les affiches publicitaires et dans le controversé « nid d’oiseau », prouesse architecturale conçue par les Suisses Herzog et de Meuron, avec l’aide de l’artiste dissident Ai Weiwei (qui in finea a condamné ce projet).
Hide in the City – 86, 2009, Bird’s Nest © Liu Bolin / courtesy galerie Paris-Beijing
« Les JO ont amélioré l’image de la Chine, mais les gens savent à peine qu’ils ont été organisés avec l’aide du pays dans son ensemble, avec son peuple. La préparation des JO a donné une bonne excuse à la Chine pour éviter que les gens ne réfléchissent sur eux-mêmes. L’obsession de ce compte à rebours avait excité la Chine comme après une prise de drogue. A mes yeux, tout ce qui s’est passé était un prétexte, un prétexte pour que tous les groupes d’intérêts en tirent profit. »Sévère à l’égard de son peuple qui souffre « d’amnésie collective » (Tu Wei-Ming) et « donne l’impression d’une histoire muette et aveugle » (Ross Terrill), Liu Bolin n’épargne pas non plus, de façon plus générale, nos sociétés contemporaines. Au fil des voyages son œuvre se globalise et dépeint la course au développement économique, nos sociétés de sur-consommation et nos constructions qui envahissent la nature. Mi-pierre mi-végétal dans son œuvre n°51 (2007), le corps de Liu Bolin se confond dans le béton d’une autoroute (son buste) et l’air du ciel (sa tête). A trois reprises, Lui Bolin a brouillé les lignes répétitives des rayons de supermarchés, présentoirs de noodles made in China et des sodas américains.
Hide in the City – 96, 2011 Supermarket III © Liu Bolin / courtesy galerie Paris-Beijing
Dans son œuvre n°53 (2007), Lui Bolin se fond dans la terre, révélant la désintégration de la nature par les constructions en contrechamp suggérées par des grues. « (Cette œuvre) a été réalisée sur le cours du fleuve Chaobai, à la limite entre Pékin et la province du Hebei. Juxtaposer les chantiers de construction au loin et le cours du fleuve asséché est pour moi une façon d’exprimer mes doutes quant au développement de la Chine. »
Hide in the City – 53, 2007, Ancient Watercourse © Liu Bolin / courtesy galerie Paris-Beijing
Attentif, Liu Bolin regarde le monde et n’hésite pas à placer son espoir dans la figure d’Obama, qu’il avait calciné dans sa série d’autodafés (des sculptures en acier qui prennent feu, devenant rouges) à l’occasion de sa venue en Chine. « Dans Burning Obama, l’usage du feu – dont l’interprétation varie selon les personnes – interpelle beaucoup. En réalité, je souhaitais que cette œuvre exprime quelque chose de très positif. Il y a un livre qui s’appelle Comment l’acier est fondu et qui a influencé plusieurs générations de Chinois. De même, il y a un proverbe ancien qui dit que l’or véritable ne craint pas la fonte par le feu. Cela signifie que du moment que quelqu’un a de la persévérance, des capacités, et qu’il ne craint pas les épreuves, ou si quelqu’un veut réussir, il doit surmonter ces difficultés. Obama est arrivé à la présidence des Etats-Unis fin 2008 en pleine crise économique et mondiale. Il fait face à d’importantes épreuves et doit fournir beaucoup d’efforts pour parvenir à des résultats. De plus, que l’Amérique, pays gouverné majoritairement par les Blancs, ait pu élire comme président un homme noir, c’est un signal envoyé au monde : un signe que le monde va changer radicalement ! »
Lost in Art ?
 « Je suis un artiste libre. Avant, j’enseignais l’art dans une université. En Chine, j’ai lutté pour la liberté d’expression artistique, j’ai combattu pour mon destin. Aujourd’hui, je vis dans un quartier d’artistes à Pékin. Je savoure chaque jour de travail où je peux réaliser mon œuvre. Avec la série Hiding in the city j’ai pu m’émanciper des contraintes de ma vie quotidienne. Peu après mon arrivée à Pékin, l’art contemporain s’est développé discrètement jusqu’à ce que le quartier 798 soit reconnu internationalement. La scène artistique chinoise contemporaine a profité du développement économique du pays et m’a laissé une place pour survivre. Mais j’affronte encore des problèmes avec mon statut d’artiste ; auparavant, je subissais les pressions du gouvernement, et maintenant je perds mon obsession artistique car je vis très confortablement. »
Et puisque la tendance est forte, les artistes chinois n’échappent pas à l’envie warholienne de faire tourner la planche à billets verts. Pour sa part, Bolin n’a pas hésité à se frotter à la publicité et aux grandes marques, sans faire de distinguo entre ces interventions et son travail personnel. Il a ainsi collaboré avec la maison d’horlogerie Oris ou la Société générale (voir la vidéo). Dans son exposition Lost in Art à New York, Liu Bolin présente une série de camouflages appliqués sur des créateurs de la haute couture.
La série serait peut-être plus efficace sans l’affichage du logo du magazine féminin Harper’s Bazaar en tant que partenaire (ou commanditaire ?). Alors lorsqu’on lui demande s’il ne prend pas le risque de détruire la portée de son œuvre, Lui Bolin répond, plus longuement que d’habitude : « Cela ne m’inquiète pas, lorsque je crée une œuvre, quelle qu’elle soit, elle a toujours sa propre origine artistique. Lorsque je travaille avec des marques de mode et que je fais disparaître leurs créateurs dans leurs propres œuvres, je parle en réalité du destin des personnes. Tout comme les alpinistes qui meurent au sommet d’une montagne ou les marins noyés dans la mer, les créateurs disparaissent dans les marques qu’ils ont mis une vie entière à créer. C’est aussi une chance en quelque sorte. Si le public s’inquiète pour moi, c’est uniquement parce qu’il s’agit de marques célèbres. Mais lorsque je faisais disparaître un chauffeur – au noir – de taxi chinois devant sa voiture, ou un vendeur de galettes fourrées qui avait fait ça toute sa vie devant son échoppe, c’était la même idée. Mais ces personnes n’étaient pas célèbres, donc ça n’avait attiré l’attention de personne. C’est la seule différence. »
Désormais plongé au cœur du marché de l’art, Liu Bolin se serait-il lui aussi fait avaler comme les sujets de ses performances ? Pas certain : exposé en Russie (avec la Société générale en sponsor), Liu Bolin a voulu se peindre sur la place Rouge lors du vernissage. N’ayant pas obtenu l’autorisation nécessaire, il s’est fondu dans un kiosque à journaux, hommage à la liberté d’information qui y est si souvent menacée.